Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Cordey se demandait ce qu’il faisait là. Il aurait préféré se trouver ailleurs, par exemple chez cet excellent vigneron avec lequel il s’était lié d’amitié lors de cette autre disparition, il y avait deux ans. Cet homme doué de la poésie de la terre, d’une grande lucidité, qui se baissait dans ses vignes sans jamais s’abaisser, cet homme lui manquait.
– Puisque nous y sommes, allons-y ! se dit-il en entrant dans le café où ils s’étaient donné rendez-vous, la dame du téléphone de la veille et lui.
Une femme séduisante l’attendait. Cordey se rappela ce qu’elle avait dit, au téléphone, lorsqu’elle avait annoncé qu’elle était âgée. Cette remarque lui parut un peu déplacée. Elle pouvait avoir septante ans, un âge où l’on ne redoute plus aujourd’hui de vivre encore intensément.
Quelle pouvait être sa relation avec le disparu? Cette question, et d’autres, Cordey se l’était posée. Il commanda une bière. Devait-il accepter et remettre le pied à l’étrier? Cette dame et le navigateur disparu n’étaient-ils unis que par la voile?
– Avez-vous jamais aimé? demanda-t-elle soudain.
Cordey avait connu des femmes dans sa vie, avait été marié, avait cru en l’amour comme tout le monde et plus par vocation, par éducation, que pour le mot lui-même. Peut-être avec le souci mâle et inconscient de maintenir l’espèce. Comme la majorité des hommes, il avait fait ça plus pour le goût de la chose que par amour. Même si, avec son épouse défunte, ils n’avaient pas eu d’enfants.
Et cette dame au canot à moteur qu’il avait rencontrée il y a deux ans, lors de cette autre affaire de disparition… Il ne répondit pas à la question. Elle emplissait son esprit. On croise un jour un visage, et son expression. Il ne vous quittera jamais plus. Vous le chérirez jusqu’au dernier souffle.
– J’ai aimé, Monsieur, vraiment, à la folie! Voilà pourquoi! Voilà pourquoi je suis là, et voilà pourquoi vous êtes là, vous aussi.
Cordey ne disait toujours rien. L’amour, non, il ne devait pas avoir connu de femmes dont il se serait encore inquiété onze ans après la rupture ou la fuite. Mais c’était avant. Depuis, il y avait eu Amanda Jolle.
– Vous devez vous dire que je suis une enquiquineuse, ajouta-t-elle avec un sourire qui la rendait séduisante.
Il n’avait plus entendu ce mot depuis des lustres. Ce mot désuet, cette notion de l’amour le ramenaient loin, très loin en arrière. Il avait aimé, oui, pas de cette manière ni avec cette intensité, mais il avait tout de même aimé, s’était-il dit comme pour se rassurer. Mais voilà… la vie avait fait le reste.
– Non, du tout, répondit-il enfin. Pardonnez-moi si j’essaie de comprendre. Vous n’étiez pas son épouse, n’est-ce pas?
– La bise avait forci. Comme en hiver dans les ports, vous savez, lorsque les vagues recouvrent le pont et que l’eau gèle. La glace accumulée finit par peser si fort qu’à la fin le bateau coule. Mais c’était en juin. L’eau était bonne, la bise forte dans le Petit-lac, mais pas vraiment dangereuse. Les feux orange tournaient, mais il n’y avait pas de réelle menace. Dans le pire des cas, il aurait pu nager, se faire aider, appeler. Peut-être même portait-il son gilet de sauvetage?
– Ce n’est pas la réponse à la question posée.
– Comment vous dire?
– Peut-être simplement ce que je désire savoir. Je dois pouvoir comprendre. Pas la vitesse du vent ni ce que vous savez des rapports de police ou des souvenirs de l’époque, mais le contexte. Voyez-vous, j’ai le temps. Je ne travaille plus. Et vous me direz aussi pourquoi, moi, je serais en mesure de vous aider.
Cordey voulait-il seulement comprendre? Souhaitait-il la vérité? N’était-il pas suffisant d’écouter les doléances, de substituer une bière à la note exorbitante d’un psychiatre pour un résultat, somme toute, identique? Que demandait cette femme, sinon à être écoutée?
– J’ai soixante-huit ans. Jacques et moi nous sommes connus il y a cinquante-et-un ans. Nous avions tous deux dix-sept ans. Vous rappelez-vous cette époque ?
Cordey acquiesça.
– On le destinait à la banque. Son père était mandataire commercial. Il devait réussir. Les cinq ou six frères et soeurs auraient les miettes. C’était ainsi.
Cordey ne voyait pas bien.
– Et alors ?
– J’ai fauté. Ses parents l’ont envoyé étudier à Boston, puis à New York, pour sa formation.
Cordey se rappelait cette époque où la toute-puissance paternelle, fut-elle médiocre, mettait un terme aux jeunes velléités et condamnait toute entreprise contraire. Ça fonctionnait ainsi pour les fils de médecins ou de notaires, de tenanciers d’échoppe ou d’agriculteurs. On s’en accommodait.
– A son retour des Etats-Unis, nous nous sommes revus, fit-elle après un silence. Il m’a cherchée. Je n’ai pas résisté ni eu envie de le faire. Nous nous sommes rencontrés en cachette. Il n’avait pas changé. Mais entre-temps je m’étais mariée. Lui aussi. Une de Saussure, comme si l’histoire des familles devait se répéter. Les années ont passé. Elles n’ont pas effacé ce gâchis.
Cordey regardait cette dame encore belle et qui avait dû l’être intensément. Elle imposait le calme. De son mari, de sa vie, elle ne dirait rien. En fait, ça ne comptait pas. C’était de ce Jacques qu’il s’agissait.
– Nous nous voyions une fois par année, à Genève, lors de régates.
Cinq jours, la Semaine de la Voile que j’attendais tout au long de l’année. Trois cent soixante jours à en attendre cinq, vous comprenez? Vous pouvez comprendre? Nous étions quatre à bord du voilier. J’étais la seule femme. Nous formions un équipage. Sa victoire était ma victoire. Le soir et la nuit, c’était encore notre victoire sur la vie, sur tous ces mois de l’année qui nous avaient échappés et qui nous manqueraient à jamais.
Elle posa la tête sur le plat de la main, le coude en appui sur la table, le regard perdu dans ce lointain passé. Cordey attendit encore.
– Et lui? fit-il enfin.
Elle revint à la conversation et se redressa.
– Il n’a jamais cessé de m’aimer. Il était jeune et il a fait ce qu’il fallait, ce que tous, nous aurions fait à cette époque, dans ce type de famille, dans ces conditions et dans ces circonstances. Pourquoi croyez-vous que des jeunes aient lancé des pavés? Pour un temps, mais il a toujours attendu ces cinq jours autant que moi. Nous nous sommes aimés cinq jours et cinq nuits par année plus que n’importe qui d’autre au monde.
– Qu’attendez-vous de moi?
– Je ne sais plus. La police genevoise a fait ce qu’il fallait, je suppose. La nôtre aussi. Je n’étais pas de la famille, je n’étais même pas supposée le voir, alors…
– De vous à moi, une simple confidence…
– Oui? fit-elle comme pour l’encourager.
Après un temps, Cordey dit enfin:
– Comme inspecteur de police je n’ai pas été très brillant. Pas particulièrement disons.
– Dans la vie, on n’a pas besoin d’être toujours brillant. Il suffit parfois de faire son travail. Notre métier, ici, est de savoir le faire. Cela dure depuis sept cents ans. Peut-être pourriez-vous simplement vous assurer que l’enquête a été menée correctement?
– Madame, j’en suis persuadé.
– Monsieur Cordey, j’ai un doute.
– Dans ce cas, pourquoi n’avoir pas engagé un détective privé ? Ces gens ont des réseaux, des relations.
A SUIVRE…