Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Une semaine venait de s’écouler depuis l’appel de Mme Morerod. Après un week-end où Cordey s’était ennuyé, il reprit du courage en se disant que l’activité professionnelle reprenant, l’enquête avancerait aussi.
Il ne fut pas déçu. Le soir, Amanda appela.
– J’ai eu un appel du chantier naval, annonça-t-elle sans préambule. Le canot a été levé à la grue, caréné et remis à l’eau. Le moteur a été contrôlé. Tout semble en ordre.
– C’est une excellente nouvelle!
– Ça n’a pas été sans mal. Le moteur n’a pas tourné depuis longtemps. La batterie était plate. Mais ça devrait aller. Je prends sur moi, les enfants héritiers propriétaires n’en sauront rien dans l’immédiat.
– Sûr?
– Nous pouvons partir demain. La météo est bonne et j’ai pris congé.
Amanda et Cordey se retrouvèrent le lendemain à 8h à la terrasse du Major Davel, face au débarcadère de Cully. Ils prirent ensemble le café, comme de vieux amants, longèrent le quai jusqu’à Moratel et gagnèrent le ponton flottant d’où ils embarquèrent sur le canot.
Il était 9h30 lorsqu’ils quittèrent le port. Passée la pointe de Cully, Amanda mit les gaz, cap sur Yvoire. Ils arriveraient à Versoix peu avant midi, en naviguant entre dix et quinze noeuds sans s’arrêter. Le vieux et puissant moteur ronronnait. Le clapot des vagues effleurant la carène profilée éveillait les sens. Amanda portait un short en jean’s et un pull-over marin. Il devinait qu’elle ne portait rien dessous. L’air frais du large, la vitesse gonflaient sa poitrine. Cordey défit sa cravate, roula son veston, posa le tout sur un siège et retroussa les manches de sa chemise.
Amanda souriait en le regardant faire. De son sac, il sortit une bouteille de calamin entourée d’une protection isothermique. Elle lui montra du menton où trouver les verres. Il les remplit et lui en tendit un.
– A toi! fit-il.
Amanda sourit sans répondre. Debout à sa gauche – on mène un bateau à moteur comme on conduit une voiture en Angleterre, le volant à tribord – Cordey lui entoura les épaules de son bras libre. Longtemps ils restèrent ainsi, à regarder au loin les rives qui défilaient, l’horizon qui se rapprochait.
– Comment va la vie? demanda-t-elle enfin.
– Ça va. Au début, le travail me manquait, les contacts et l’activité en fait. Maintenant…
– Maintenant? l’invita-t-elle à poursuivre après un moment de silence.
– Maintenant… c’est un déni à l’existence.
Amanda se tut, comprenant qu’il avait travaillé toute sa vie, la lui avait sacrifiée et qu’il était probablement passé à côté. Plus de famille, pas d’amis, des collègues pour tout bagage, les affaires comme semblant. Et puis, l’échec et la révolte. Mais la révolte à la vaudoise, tranquille.
Elle contemplait le lac, l’eau, le ciel, cet univers en mouvement. Elle avait obtenu cette reconnaissance du sens à la vie. Des enfants, un mari, et puis tout s’en était allé. Les enfants avaient grandi, quitté le cocon familial. Le mari, au lieu de cajoler son épouse dans la cuisine ou la mener à la chambre, trouvait les yeux fermés le chemin du frigidaire qu’il vidait de ses bières. Le sillon de leur existence avait perdu de sa profondeur, s’était dédoublé. D’abord parallèles, les deux lignes s’étaient imperceptiblement éloignées l’une de l’autre. Arriva le jour où la distance fit se lâcher les mains. Il aurait fallu revenir en arrière. Mais à quelle date, à quel moment? L’usure frotte lentement, efface doucement, presque inexorablement les promesses.
Amanda avait fini par retrouver le goût à vie, de celle des autres en fait, comme bien souvent. La sienne commençait à lui demander ce sel pour elle-même.
– Ce serait le moment, tu crois pas fit Cordey comme pour répondre à ses songes.
– Si. Et c’est pour ça que nous sommes là, n’est-ce pas?
– Oui.
– Ecoute, Benjamin. J’ai cru en nous. Au début. On avait une chance. Ensuite…
– Ensuite j’ai été nul, je sais.
– Pas nul, non. Tellement toi-même. Je me demande si on change vraiment. Tu ne vas pas changer… après. Mais je ne te le demande pas non plus sincèrement.
– Alors? demanda Cordey.
– Alors une concession de temps en temps. C’est tellement masculin de ne transiger sur rien, ou si peu.
– Déjà des reproches?
– Non. Bien sûr. Un regret. J’aurais aimé… La vérité surtout.
– Mais justement! Nous sommes là.
Il lui prit la main et la regarda. Ses longs cheveux blonds un peu éclaircis volaient au vent. Il se vit dans ses verres à soleil comme le grand gaillard costaud qu’il était, un peu lourd peut-être. Un voilier croisa à quelques centaines de mètres. Elle coupa les gaz.
– Voyons si après tu auras changé, lui dit-elle dans les yeux, ayant retiré ses lunettes.
A SUIVRE…