Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Et cela dure depuis près de quinze ans? demanda Cordey qui, finalement, n’en était pas certain.
Le psychiatre observa un silence.
– Puis-je vous demander à la suite de quelle démarche Mme Morrens a abouti chez vous, à Genève, alors qu’à Lausanne ou à proximité ça aurait semblé plus pratique?
– J’ai une certaine réputation, mais disons qu’une succession de hasards a fait le reste.
– Admettons, fit poliment Cordey. Depuis ces quinze années, avez-vous constaté une amélioration?
– C’est précisément à ce genre de questions que je ne suis pas autorisé à répondre.
– Aucune guérison possible, n’est-ce pas? murmura Amanda.
Le professeur sourit.
– Peut-être êtes-vous tout de même autorisé à me dire à quand remonte sa première consultation?
Le psychiatre consulta sa fiche.
– C’était en 1999, précisément début juillet.
L’ex-inspecteur se cala dans son siège: L’année de la Fête des Vignerons, du traumatisme de Lanz, une période proche de la Semaine de la Voile.
– Pourriez-vous être plus précis? demanda-t-il.
Le psychiatre s’absenta un moment. Amanda, Perler et Cordey l’entendirent parler dans le bureau voisin.
– Mon assistante, dit-il après s’être réinstallé convenablement, a pris l’appel dont vous parlez le 12 juillet 1999 et lui a accordé un rendez-vous de consultation le 15, jeudi suivant.
– N’est-ce pas un peu rapide, lorsqu’on a, semble-t-il, une clientèle comme la vôtre? osa Cordey.
Le praticien ne releva pas. L’ex-inspecteur conclut cependant:
– Donc à la suite de l’appel qu’a reçu M. Lanz à la Nautique et du traumatisme qui en a résulté.
Le médecin semblait s’enfermer dans un lourd silence. Après avoir longuement observé ses visiteurs, un sourire indéfinissable sur les lèvres, il finit pourtant par leur demander:
– Peut-être cela vous intéressera-t-il de savoir si elle conduisait la voiture accidentée?
– Evidemment…
– Justement! fit le psychiatre qui prenait visiblement plaisir au désarroi de ses interlocuteurs.
– Je nage, avoua Cordey en s’épongeant le front. De quoi s’agissait-il donc? Mme Morrens est impliquée dans un accident, on l’amène à l’hôpital. Puisqu’elle conduisait et survécut, c’est donc le passager qui est décédé… puisqu’une personne qu’on connaît tous, on le sait, est décédée des suites de cet accident.
– Mais elle s’en sort sans une égratignure.
Cordey ne comprenait pas. C’était Louis qu’on appelait un soir de régate et qui subissait un traumatisme! Christophe qui décédait! Mme Morrens qui pilotait la voiture lors de l’accident sans qu’elle soit le moins du monde blessée! Elle encore qui prenait rendez-vous chez un psy genevois, le même que Louis! Perler écoutait. Il consulterait le registre des accidents de la circulation. Il prenait d’ailleurs quelques notes.
– Mais alors?… Quoi? fit brutalement Cordey.
Le professeur savoura cette victoire sur un homme désemparé que la réponse à ses questions noyait dans la confusion la plus totale.
– C’est bien un psy! songea Perler.
– Alors, fit enfin le médecin, elle se rendait à un autre accident, avec une autre voiture.
– Un autre accident? Lequel? Tout le monde était sur l’eau ou à la Nautique à ce moment-là?
– Une personne d’une trentaine d’années. Dans cette autre voiture.
– Qui? Lui?…
– Lui, Peut-être bien. Je crois qu’il vaudrait mieux que vous retourniez voir Mme Morrens.
XXII, mardi 22 juillet 2014
En 1999, vous avez eu un accident de circulation, n’est-ce pas? demanda Benjamin Cordey après qu’ils se furent, Amanda et lui, encore invités au domicile de Mme Morrens à Lutry.
– En effet.
– Cet accident, bénin, était la conséquence tragique…
– La tragédie, Monsieur, la vraie, c’était avant!
– Avant?… Avant votre accident?
– Est-ce qu’il est nécessaire d’en parler? demanda la veuve.
– Je ne sais pas, mais en l’état actuel des choses cela pourrait peut-être nous aider. Et vous aider aussi puisque vous avez finalement sollicité notre aide. Il semble, poursuivit Cordey, qu’à un moment donné tout se soit lié. Dire aujourd’hui que ça peut être une conséquence, quelques années plus tard, de la disparition de votre époux, volontaire ou non, est hasardeux ou prématuré. Mais permettez-nous d’en juger.
Il se fit un long silence. Cette dame, longue, belle, déterminée, vive dans son implication contre les «Rives du Lac», dans la paroisse ou l’organisation des concerts de J.S. Bach au temple de Lutry, s’affaissa soudain, s’assit sur l’accoudoir d’un fauteuil et contempla longuement Amanda.
– Avez-vous eu, Madame, une histoire de jeunesse?
– Comme tout le monde, j’imagine.
– Une grande?
– Non, fit Amanda. Je regrette.
– N’ayez pas de regrets. C’est parfois un véritable cancer.
Amanda ne répondit pas. Qu’en savait-elle après tout? Songeant à Parisod et son Olga de toujours, elle préféra rester dans un mutisme poli. Cordey n’intervint pas non plus. Il souleva ses larges épaules, releva ses avant-bras comme pour dire: «Au point où nous en sommes…»
A SUIVRE…