Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Il me semble qu’on perd notre temps, fit Parisod. Je ferais bien d’aller voir dehors et d’écouter radio-ponton.
Il fut de retour une heure plus tard et amena trois bières.
Amanda et Cordey levèrent les yeux en signe d’interrogation. Ils n’avaient rien trouvé qui pût les éclairer sur les motifs d’une quelconque disparition. Tout semblait concorder avec les éléments de l’enquête.
– Voilà, annonça le vigneron, j’ai appris que Lunaire a été restauré. Il navigue et se nomme Solaire.
– Oui, mais ça, on le savait déjà, lui rétorqua Cordey.
– C’est Pictet qui tient la barre. Comment je le sais ? demanda-t-il en observant la mine interrogative de ses amis. C’est simple, le numéro de voile, en l’occurrence le 5, ne change jamais. Ils naviguent à trois : Pictet à la barre, Bordier et un jeune nouveau-venu qui sait tout. Louis fait parfois une apparition mais ne participe pas aux manoeuvres. Ils sont de toutes les rencontres, coupes et championnats de la série. Ils obtiennent de bons résultats, gagnent parfois, sortent un peu du lot mais ne se distinguent pas outrageusement.
– Eh bien ! s’exclama Cordey.
– Et voici le scoop ! Il arrive que la veuve assiste aux régates.
– Voilà qui est nouveau ! fit Amanda.
– Pourtant rien ne change, soupira Cordey. Il faut aider les gens et souvent malgré eux. A se demander s’ils souhaitent la vérité. Sauf que… Schneider m’a dit que Lunaire, Solaire à présent, est propriété de Marie-Jasmine Morerod. Il tient l’information du chantier naval qui a effectué la restauration.
– Donc, résuma Parisod, la veuve assiste aux régates de Solaire qui appartient à l’ex ?…
Amanda, Cordey et Parisod se regardèrent. Décidément, ce petit monde, s’il n’avait pas vécu ensemble, ne cessait de se revoir et ne semblait pas ne pas être en mesure de ne pas cohabiter…
Sur le chemin du retour, Cordey eut un appel de Mme Morerod.
– Vous m’avez appelée, avant-hier…
– En effet. Y a-t-il quelque chose qui vous est revenu ?
– Voulez-vous passer en fin d’après-midi ? demanda-t-elle.
* * *
Ils arrivèrent au moment dit. Mme Morerod les fit entrer et asseoir.
– Ça m’est revenu.
– Oui ? Dites-nous.
– Voilà, fit-elle en posant trois bières sur un guéridon. Vous vous rappelez qu’on a parlé d’une chanson, Seasons in the Sun, où il était question d’une Michelle, qu’il était difficile de mourir au printemps, etc ?
– Je m’en souviens, répondit Cordey.
– Voilà, il y a une autre chanson qui revenait parfois, surtout vers la fin. En 1970 Les Moody Blues sortaient Question of Balance, un album dans lequel une chanson allait émerger : Melancholy Man. Jacques la jouait assez souvent.
– Je veux bien, fit Cordey, mais en quoi ça va-t-il nous aider ?
– Peut-être en rien, mais les derniers vers disaient «His life caught up in misery, he doesn’t think like you and me, ‘Cause he can’t see what you and I can see», dit-elle en lisant les vers sur un feuillet.
– Je suis pas vraiment doué en anglais.
– Ça veut dire, Marie-Jasmine reprenant la parole : « Sa vie a baigné dans la misère, il ne pense pas comme toi et moi parce qu’il ne peut pas voir ce que toi et moi pouvons voir. » J’ai aussi beaucoup écouté ce morceau. L’air est triste. C’est pour ça que je vous en parle. Surtout que ce morceau, il ne l’a pas joué lors de sa sortie…
– Ah ?
– Après l’année de la Fête des Vignerons, trente ans après la sortie du disque !
Amanda et Cordey se regardèrent. «Guitare» qui revenait sans cesse, «Fête des Vignerons» à présent. Elles semblaient ne pas finir, ces énigmes à répétition.
– Jacques ne connaissait pas toutes les paroles ou les avaient oubliées, mais il répétait volontiers celles que je viens de vous dire.
– C’est peut-être un hasard, comme on siffle parfois la chanson qu’on vient d’entendre à la radio.
– Peut-être, peut-être pas… répondit Marie-Jasmine. Mais on peut aussi le voir comme une prémonition, une annonce… J’aurais peut-être dû faire attention.
– Difficile à dire, on ne peut pas être attentif à tout, surtout dans votre situation. Comment Jacques était-il ?
– Comment vous dire ? Je le voyais chaque année, mais seulement ces quelques jours de juillet. Nous étions toujours tellement heureux de nous retrouver, alors nous ne parlions que du bonheur de nous revoir, de choses qui n’allaient pas troubler ces quelques jours. En fait, nous parlions même assez peu.
– Rien de spécial, donc ?
– Peut-être une fois. Nous étions en avance sur l’eau, comme toujours, à observer les risées ou les courants, les nuages et les airs. Doucement, sans voile avant. C’est alors qu’il passa la barre, prit sa guitare et nous joua Melancholy Man. Il avait l’air absent, comme je ne me rappelle pas l’avoir jamais vu. Mais ça n’a pas duré. Il a emballé sa guitare et l’a mise à l’abri. On arrivait dans la procédure de départ, les thermiques se sont levés, on a passé la ligne au coup de canon et on a gagné la régate… Ce même soir, il était gai, simple, joyeux, serrant les mains des concurrents et répondant à leurs félicitations. La nuit fut intense et magique, comme toujours…
– Je ne vois pas, fit Cordey.
Ce n’était pas son jour. Cordey ne parvenait pas à saisir ce fil conducteur, à capter l’essence des personnages. Quelque chose lui échappait. Il sortit son calepin et nota Solaire et «Pourquoi Mme Morrens a-t-elle assisté à quelques régates ? Et lesquelles ?»
Amanda s’était levée. Décidément, l’ex-inspecteur principal passait à côté des personnages de son enquête. Le nez dans ses notes, il ne voyait pas, au propre comme au figuré, le bouleversement survenu dans l’attitude de Marie-Jasmine Morerod. Lui, il aurait encore demandé pourquoi elle n’avait pas avoué qu’elle connaissait Bordier, qu’il naviguait avec Pictet sur Solaire. Amanda avait remarqué ce subtil déplacement d’humeur. Elle se plaça en face de Marie-Jasmine, s’accroupit et entoura son épaule menue de son bras. Elle rougit et une larme glissa de son oeil.
– Il était déjà parti, n’est-ce pas ?
– Oui. Je n’avais pas réalisé sur le moment. C’est pour ça d’ailleurs que j’ai au fond de moi la certitude qu’il est vivant, comme dans la chanson….
– Ce Melancholy Man, c’était un cri, n’est-ce pas ? Ou un appel ? C’était lui ?
Elle se plia en deux. Son buste appuyait sur ses genoux, sa tête dans ses mains. Des sanglots lui venaient sans tarir.
– Que s’est-il passé ce soir-là ? demanda encore Amanda.
– Rien d’autre, mais avant cette année-là…
– Celle de la Fête ?
Il s’écoula encore de longs moments de pleurs. Amanda s’était agenouillée près d’elle et la tenait enlacée.
– La mort…
A ce mot Cordey se rappela «mort, morte…» répétés inlassablement par le fou.
– La mort de qui ? Amanda murmura si doucement.
– La mort de son fils !
A SUIVRE…