Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
D’autres yeux bleus, au regard soudain voilé, revoyaient cet autre jour de la Fête, ce jour qu’elle avait brièvement évoqué tout à l’heure. C’était une représentation diurne. L’orchestre avait cessé de jouer, les figurants s’étaient figés. Les mouettes qui volaient sur le lac s’étaient posées et les moineaux tus. Comme s’ils savaient. Et il y eut cette éclipse. Le ciel était couvert sur presque toute l’Europe. Mais l’éclipse était visible de Vevey, comme un signe ! Elle avait passé cette journée avec son frère. Elle ne se remettait toujours pas de cette absence. Il lui avait pris la main ce jour-là.
– Il va être l’heure. J’en suis navré.
– Une minute encore, si vous permettez.
Le banquier hésita, puis lâcha :
– Une personne pourrait éventuellement vous aider. C’est un psychiatre. Le professeur Morel.
Tout semblait avoir été dit, du moins provisoirement. Les trois hôtes remercièrent et prirent congé.
– Et maintenant? demanda Parisod.
– Nous allons voir un ancien de la police genevoise. Il était à l’époque sur l’affaire. Schneider m’a arrangé le coup. J’ai pu le joindre. En même temps, je lui ai demandé ce qu’il en était des pêcheurs. Les collègues genevois les ont entendus et ont pris leur déposition. Je vous rappelle qu’on a rendez-vous pour l’apéro dans un troquet de la vieille ville. Ça nous laisse un peu de temps. Que faire en attendant?
– Allons visiter la cathédrale, suggéra Amanda.
A l’intérieur du vaste édifice placé sous le patronat de saint Pierre, aux grandes orgues, majestueuses, imposantes, on jouait une fugue. Les sons s’envolaient sous les chapiteaux romans et gothiques et semblaient s’y perdre avant de retomber. Ils s’assirent. Parisod contemplait le choeur, la croisée. Amanda avait posé sa tête sur l’épaule de Cordey.
Le temps passa. Vers 11h00 ils se trouvèrent place Bourg-de-Four, dans un vieux bistrot à la porte chancelante. Ils commandèrent un pot de blanc local quand un homme d’une soixantaine d’années se présenta à leur table.
– Perler, inspecteur à la retraite, fit ce dernier.
– Cordey, de même, et voici ma compagne Amanda et un ami, Paul Parisod, vigneron. Un verre?
– Pas de refus. Merci.
La serveuse amena un quatrième verre, le remplit, égalisa les autres. Tous trinquèrent.
– Alors?
– Schneider, le policier qui vous a appelé, ne vous a pas renseigné? demanda Cordey.
Le retraité genevois haussa les épaules. Oui? Non? Voulait-il se faire une idée par lui-même? Ecouter un autre son de cloche? Schneider avait-il été volontairement muet?
– C’est peut-être mieux ainsi, se dit le retraité vaudois.
En quelques mots, Cordey le mit au courant de sa démarche. Il ignora délibérément le terme d’enquête et résuma l’entretien de tout à l’heure chez Pictet où le nom du professeur Morel avait été évoqué.
– Le professeur Morel est une sommité, fit Perler. Notez que dans le milieu où vous évoluez on n’a pas trop l’habitude de lésiner. Je peux de votre part rencontrer le psychiatre. Ou essayer de vous introduire. Ce serait un entretien purement formel.
– On pourrait s’y rendre ensemble. Pouvons-nous à présent évoquer la personne de Mme Morrens?
– Autant que je me rappelle, elle a très mal vécu l’intrusion policière. Mais comme elle avait un alibi en béton, soirée paroissiale, qu’elle ne naviguait pas, on l’a très vite écartée du cercle des personnes à interroger. On, c’est-à-dire vous, à Lutry et Lausanne. A posteriori, je pense que c’était une erreur. Nous avons probablement négligé des pistes… la preuve. Mais sur le terrain tout a été entrepris.
– Je sais. Le boulot, à ce qu’on m’a dit, a été parfaitement exécuté.
– Elle fréquentait un psy, à Genève. Ça m’a un peu étonné sur le moment. J’imagine qu’il n’en manquait pas chez vous à Lausanne.
– Oui, en effet, admit Cordey, étonné.
– Ce psy, c’était Morel. Eh, oui! s’exclama Perler. Précisément le même toubib que Lanz. On l’avait donc écartée, on n’est pas revenu à la charge et on a manqué ce lien. Après, c’était un peu tard.
– Pour quelles raisons Mme Morrens consultait-elle un psychiatre, et précisément à Genève? demanda Amanda.
– Et depuis quand? surenchérit Cordey.
– Depuis son accident. Un bête accident de la circulation, il y a une quinzaine d’années. Ça n’a pas fait l’objet de notre enquête. Ça pourrait vous intéresser?
Cordey se rappela les photos au domicile de la veuve, la MG, le silence… Se pouvait-il qu’il y ait eu un quelconque rapport entre les deux accidents?
Il avait lu un rapport. Une descente dans les hauts de Grandvaux, finie dans le mur d’une ancienne école.
– Tout m’intéresse en l’état actuel des choses. Après onze ans l’éclairage n’est plus le même. Peut-être s’est-il passé quelque chose d’apparemment anodin, mais suffisamment important pour pouvoir devenir la conséquence d’une disparition?…
– C’est possible, dit Perler. Tout est encore possible. Je vais faire un téléphone.
Il revint peu après, nota une adresse et un numéro.
– Le professeur exerce toujours, ajouta-t-il. A vous de voir. Autre chose?
Cordey haussa les épaules.
– Il y a plein d’autres choses. On verra. En attendant, je me demande si on ne ferait pas bien d’entendre les pêcheurs qui ont découvert l’épave.
– On a eu leur déposition, dit Perler. Peu à en dire. Ils rentraient de la pêche à la traine et ont remarqué l’épave. Ils nous ont appelé d’un natel. J’ai ici leurs noms.
– Merci. C’était un point manquant sur ma liste des objectifs. Je peux vous rappeler, si jamais?
– Quand vous voudrez, fit le Genevois en se levant et mettant sa main à la poche.
– C’est pour moi! dit Cordey en se levant à son tour.
* * *
– Et si nous mangions à la Nautique? suggéra Amanda quand ils furent seuls.
On leur attribua une table sur la terrasse. En face, la vingtaine de Toucan amarrés au ponton flottant faisait toujours la fierté de la Société nautique. Le «commodore» contrôla la carte de membre Swiss-Sailing à Parisod fichée dans un récipient en plastic au milieu de la table. Le vigneron à voix haute regretta le bloc de granit d’autrefois. Le chef approuva. Les pavés avaient curieusement disparu les uns après les autres.
– Autres temps…
Après le repas, on leur ouvrit le salon bleu séparé du bar par une lourde porte. Ils s’installèrent autour de la grande table. Les bulletins étaient disposés en piles, classés par années. C’était une pièce sobre meublée d’étagères et de vitrines. Quelques représentations de voiliers célèbres ornaient les murs.
– Que cherchons-nous au juste? demanda Amanda.
– En 1999 Lanz a subi un traumatisme durant la Semaine de la Voile. Deux de ces cinq régates ont été annulées? Lesquelles? En restait-il à concourir? Lanz a-t-il été remplacé? Si oui, par Bordier? Ensuite, le Toucan a gagné le Bol d’Or de 1971 à 1978. On sait que Morrens a reçu le sien en 72. Figure-t-il dans tous les résultats? Y a-t-il eu un événement particulier l’impliquant dans un accident, un abandon, un résultat inapproprié, n’importe quoi ? 2002, c’est l’année de la dernière participation de Lunaire à la Semaine de la Voile. C’est aussi la dernière régate de Marie-Jasmine et Jacques. S’est-il passé quelque chose ? Ont-ils pu se revoir avant la disparition?
Les livrets passaient de mains en mains, année après année, chacun le repassant à son voisin pour vérification. La météo n’était pas mentionnée. Lunaire ne figurait pas dans la plupart des classements du Bol d’Or. Et naturellement pas en 2003… La météo de la Semaine de la Voile fournie sur l’ordinateur portable d’Amanda donnait des vents entre 7 et 11 km/h du 8 au 12 juillet 2002 à 19h00, sauf le 10 juillet où ne figurait aucune indication précise. Mais toutes les régates avaient été validées.
A SUIVRE…