Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
M. Bordier, nous savons que M. Morrens jouait de la guitare. Et il est question, dans les délires de Louis, de guitare, de 1972 et à présent de Queen. C’est plus qu’une coïncidence, non ?
– Peut-être avez-vous raison. Il arrivait que Jacques amène sa guitare…
– Où la mettait-il sur le bateau ? coupa Cordey.
– Un Toucan n’a pas de cabine mais des élancements immenses. Sous le pont arrière. Dans un étui, à l’abri.
– Merci. Poursuivez.
– Mais il n’en jouait pas facilement, uniquement par temps calme. Et alors il passait la barre à Edmond.
– Vous semblez pourtant bien informé pour quelqu’un qui ne naviguait pas toujours ? osa Cordey.
– Un peu tout de même, admit Bordier. Je naviguais sur un 5.5 Metre à la Semaine de la Voile. Puis, après que Jacques eut acquis le Toucan, nous avons navigué chacun dans nos séries. Mais nous occupions le même plan d’eau. Ça permettait de nous rencontrer, de nous observer. J’ai rejoint l’équipage de Jacques en 2000 comme j’ai dû vous le dire. Mais aux autres régates, je faisais partie de l’équipage depuis le début.
– Vos souvenirs semblent intacts.
– Ils le sont. C’était une époque extraordinaire.
– Je vois. Revenons, si vous le voulez bien, à notre guitare. Savez-vous si Marie-Jasmine appréciait ?
– C’est même elle qui lui suggérait les morceaux. La guitare, il ne l’emportait pas toujours.
– Vous voulez dire, demanda Cordey, que la guitare était liée à Marie-Jasmine ?
– Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit.
– Et que jouait-il ?
– Des morceaux connus qu’il jouait de mémoire. Il inclinait la tête. Elle le regardait intensément. Véritablement, il y avait quelque chose entre eux. Ils n’ont jamais avoué. Et on ne leur a pas demandé.
– Comment jouait-il ? demanda Parisod.
– Bien. Très bien. Après les résultats, le vendredi soir, il arrivait qu’il y ait un bal. Une fois, il a même remplacé le guitariste au pied levé.
Parisod apprécia. Amanda consulta sa montre. Le temps passait. Il ne fallait pas abuser.
– Il se fait tard. Nous n’allons pas vous importuner davantage, dit-il.
– Une dernière chose me vient à l’esprit, se souvint Bordier. 1972, c’était aussi l’année de son mariage.
– Son mariage… à qui ?
– A elle, Marie-Jasmine !
Amanda, Parisod et Cordey se regardèrent, sidérés.
Cordey se rappela, avant même qu’il n’acceptât l’enquête, du premier entretien où il avait demandé la date de leurs mariages respectifs. Elle avait éludé une partie de la question. Il n’était pas revenu sur le sujet… L’âge, sans doute ! Donc, Jacques s’était marié en 1971, l’année où il avait commandé son Toucan… Pour suivre ou par dépit, peut-être aussi par amour, Marie-Jasmine se mariait, elle aussi, mais l’année où Lunaire a été mis à l’eau. Ces deux mariages ne mettaient pas un terme à leur histoire commencée en 1963 !
– C’est fou ! se dit Amanda.
– Voulez-vous que nous ramenions Louis ? suggéra Cordey après un certain temps.
– Merci beaucoup, mais ça ira. Je le ramènerai moi-même. Ce sera l’occasion d’une visite à Edmond que je vois toujours avec beaucoup de plaisir. Nous parlerons peut-être de Queen ou de 1972.
Ils se promirent des informations mutuelles. Cordey lui remit une carte et lui serra la main.
XV, mardi 22 juillet 1975
– Terry Jack, ça vous va ?
– Seasons in the Sun ?
Jacques prit la guitare et chanta (La traduction est donnée)
«Goodbye to you my trusted friend
Adieu, mon bon ami,
«We’ve known each other since we were nine or ten…» Nous nous connaissons depuis l’âge de 9 ou 10 ans.
Il regarda Marie-Jasmine, puis enchaîna, sautant quelques versets :
«… Goodbye my friend it’s hard to die » Adieu mon ami, il est difficile de mourir.
«When all the birds are singing in the sky » Quand tous les oiseaux chantent dans le ciel.
«Now that the spring is in the air » Maintenant que le printemps est dans l’air,
«Pretty girls are everywhere » Les jolies filles sont partout.
«Think of me and I’ll be there.» Pense à moi et je serai là.
Elle le contemplait dans un silence assourdissant. D’autres voiliers s’étaient doucement approchés, portés par leur inertie. Ils écoutaient l’ami Jacques qui enchaînait :
«… Goodbye Papa, it’s hard to die » Adieu Papa, il est difficile de mourir
«When all the birds are singing in the sky » Quand tous les oiseaux chantent dans le ciel.
«Now that the spring is in the air.» Maintenant que le printemps est dans l’air,
La régate ne démarrait pas. Le signal du départ retardé flottait péniblement au mat du bateau start. D’aucuns levaient un verre ou saluaient de loin, sur l’eau. L’intermède leur allait bien. Jacques encore, ses yeux dans les yeux si bleus de Marie-Jasmine, poursuivait la chanson.
«… Goodbye Michelle, my little one » Adieu Michelle, ma petite chérie,
«You gave me love and helped me find the sun » Tu m’as donné l’amour et m’as aidé à voir le soleil.
«And every time when I was down » Chaque fois que j’étais au fond du trou.
«You would always come around » Tu es toujours venue à moi
«And get my feet back on the ground. » Et me remettais les pieds sur terre.
«Goodbye Michelle, it’s hard to die » Adieu Michelle, il est difficile de mourir
«When all the birds are singing in the sky » Quand tous les oiseaux chantent dans le ciel.
«Now that the spring is in the air » Maintenant que le printemps est dans l’air,
«With the flowers everywhere » Avec des fleurs partout,
«I wish that we could both be there.» Je souhaiterais que nous puissions tous deux être là.
Les dix Toucan, vingt-deux Soling, onze Lacustre, dix-sept Yngling et treize 5.5 Metre flottaient majestueusement dans la rade. Le jet d’eau, plus loin, retombait sur lui-même. La chaleur était écrasante. D’anciens concurrents, sur leur 5.5 Metre, saluèrent entre deux versets. L’ami Bordier, plus jeune et moins rond, regardait aussi, assis sur le pont avant, les pieds dans l’eau.
Jacques finissait :
«But the wine and the song » Mais le vin et les chansons
«Like the seasons have all gone » Comme les saisons s’en sont allés.
«All our lives we had fun » Toute notre vie nous nous sommes amusés.
«We had seasons in the sun » Nous avons passé des saisons au soleil,
«But the hills that we climbed » Mais les collines que nous avons grimpées
«Were just seasons out of time.» N’étaient que des saisons hors du temps).
Marie-Jasmine regardait son héros. La régate n’aurait pas lieu. On n’existait plus
A SUIVRE…