Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
C’est une démarche personnelle. Mme Morerod en vous annonçant notre visite vous a peut-être parlé de nos intentions?… et peut-être votre ami Edmond Pictet vous a-t-il un peu informé, lui aussi?
– Non. Pas vraiment. Elle voulait plutôt que vous vous exprimiez vous-mêmes. Mais l’appel venant de sa part, j’imagine qu’il s’agit de la disparition de Jacques. Suis-je bien placé pour répondre à vos questions?
– Et M. Pictet?…
– Je vous écoute, dit Bordier, éludant la question.
– Notre démarche, avança Cordey, est officieuse. Mme Morerod nous a sollicités pour jeter un peu de lumière sur la disparition de votre ami commun. Nous sommes persuadés qu’ayant régaté sur Lunaire, vous pouvez répondre à quelques-unes de nos questions. Nous sommes ici entre gens de bonne compagnie. Rien ne sortira que vous ne le souhaitiez pas.
Cordey entrevoyait déjà que la relation entre Marie-Jasmine et Jacques ne lui était pas inconnue.
– Que voulez-vous savoir? demanda Bordier.
– Vous d’abord. Vous naviguiez toujours avec M. Morrens?
– Toujours. Enfin… Régulièrement à la Semaine de la Voile depuis 2000. Mais à d’autres régates je faisais, et depuis longtemps, le quatrième homme.
– Excellent, ce vin, intervint Parisod, ces régates, locales?
– Merci. Oui et non. Cully, quelques parcours de championnat et ici, évidemment.
– Lunaire avait donc deux emplacements? demanda encore le vigneron.
– En fait, Jacques le descendait pour le Bol d’Or ou la Semaine de la Voile et le remontait quand son agenda lui permettait un Cully-Meillerie. Sinon lorsque l’occasion se présentait, le plus souvent deux semaines plus tard, parfois plus. Le Toucan finissait la saison à Lutry avant d’hiverner au sec dans un chantier naval.
– C’était réglé comme du papier à musique, résuma Parisod.
– En effet, reconnut Bordier. Avec Jacques tout était toujours magnifiquement orchestré. Avec un minimum d’organisation, la moitié du travail est déjà accomplie.
– Parlez-nous à présent de la composition de l’équipage lors de ces différentes régates.
– A la Semaine de la Voile, Jacques était à la barre, Edmond au réglage des voiles, Marie-Jasmine pour le seconder aux manoeuvres et au trapèze, Louis à la stratégie, et moi, vous vous en doutez, pour lui succéder. Aux régates où Marie-Jasmine ne venait pas, j’accomplissais tout simplement sa tâche. Lorsque l’un de nous était indisponible un certain Affolter prenait le relais.
– La verticalité! fit une voix connue.
Ils se retournèrent tous. Les invités étaient consternés, Bordier un peu étonné.
– Comment es-tu entré? lui demanda-t-il.
Mais la réponse ne vint pas. Les trois hôtes s’en doutèrent un peu.
– Un tigre est tigré parce qu’il évolue dans la forêt tropicale. Une chouette se confond avec l’arbre qui l’abrite. Les animaux sont adaptés à leur environnement. Pas l’homme! Pourquoi? Parce que nous avons une dimension verticale? Parce que nous devions régner sur le monde selon le code divin? Mais rien depuis cette nuit des temps ne s’est répété! Et rien, dans les milliards et les milliards de millénaires qui vont suivre pour l’éternité ne se répétera jamais. Nous sommes verticaux dans notre position et nos croyances.
Bordier n’attendait aucune réponse. Comme nous il fut surpris. Louis savait-il que nous viendrions?
– Parce que nous sommes verticaux, poursuivit-il, nous figurons un trait entre le ciel et la terre. Aucune autre espèce n’est faite ainsi. Nous sommes un trait d’union.
– Quel rapport? demanda Cordey qui ne s’attendait pourtant à aucune réponse.
Le fou consulta l’entourage du regard. Bordier lui avança un siège et lui servit un verre d’eau. Cordey estima qu’il avait bien marché dix kilomètres. Dans quel but? Et pourquoi l’étrange coïncidence de ces rencontres successives? Ça démontrait en tous les cas les liens unissant ces anciens navigateurs.
– Lui arrive-t-il souvent de venir à l’improviste? demanda Cordey.
– Oui et non. Je ne le vois pas durant un mois, puis il débarque soudain trois ou quatre fois de suite.
– Et qui l’amène ou le ramène?
– Il s’amène lui-même. Mais je le ramène. Pour autant que je sois là.
Amanda s’était levée. Elle vint vers Louis et lui toucha l’épaule. Peut-être espérait-elle avec ce contact réveiller en lui le souvenir d’une autre dame connue il y a longtemps. Mais non! Rien. Cordey observait la scène. Louis semblait totalement hermétique. Ses lèvres articulaient des nombres. Et que voyaient donc ses yeux, si fortement enfoncés dans leur orbite? Il n’aurait pas la réponse et revint à l’objet de la visite.
– Monsieur Bordier, vous avez navigué durant plus de trente ans avec le même équipage, pas à la Semaine de la Voile, mais ailleurs comme vous venez de l’évoquer. La police genevoise a posé les bonnes questions. Tout le monde a été interrogé, apparemment. La Brigade du lac a fouillé et sondé les fonds à l’aide de sonars. A ce jour le mystère demeure. C’est pour ça que nous sommes là. Une seule personne a manqué lors des interrogatoires. Cette personne ne figure dans aucun rapport et son témoignage n’a pas été entendu. C’est votre ancienne équipière, Marie-Jasmine Morerod. Alors?
– C’est vrai, il y avait Jacques, Louis, Edmond et moi. Parfois votre ami Affolter. A la Semaine de la Voile, Marie-Jasmine me remplaçait. Puis, quand Louis a eu son accident, j’ai définitivement intégré l’équipage. C’est dire aussi que je n’ai côtoyé Marie-Jasmine que durant trois ans.
– Ça nous aide un peu, fit Cordey. Merci pour ces précisions. Alors, revenons s’il vous plaît à notre amie commune, Mme Morerod, que vous avez rencontrée entre 2000 et 2002. L’histoire?…
– Il y a eu liaison. Pour autant qu’on puisse appeler liaison la relation d’une semaine par année qu’entretiennent deux membres de couples mariés.
– Alors, vous étiez au courant.
– Vous savez déjà. Ils se voyaient durant la Semaine de la Voile. Après aussi. Je veux dire lorsque la régate était finie. Mais ça ne se savait pas. Ou ne voulait pas se savoir. Ils avaient chacun leur vie.
– On sait déjà. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui n’est pas sur un rapport de police ou que je puisse apprendre de n’importe quel navigateur.
– C’était discret. Même sur le voilier. A peine s’ils se touchaient la main. Mais entre eux circulait quelque chose. Quelque chose de grand, de peu palpable, qui nous dépassait complètement.
– Que s’est-il donc passé?
A SUIVRE…