Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Ce n’est pas si simple, se dit en lui-même l’ex-inspecteur. Le passé m’arrive en pleine figure, d’abord avec cette Mme Morerod et son disparu, puis avec Amanda. A moi de faire juste: voir devant.
Parisod regarda Cordey, l’air d’en dire davantage. Mais Cordey se taisait. Le vigneron avait raison.
Il l’avait aussi dit: «Un rendez-vous à Genève, ça se prépare.» Mme Morerod avait donc appelé mercredi soir Edmond Pictet, banquier privé à Genève, ami et ancien équipier de Jacques. La rapidité avec laquelle ils avaient été admis l’avait surpris. Dans un monde fermé, faire patienter relevait du pouvoir. Finalement, il avait passé à attendre une grande partie de sa vie. Le banquier n’usait apparemment pas de ce pouvoir. Peut-être n’en avait-il pas besoin? Cordey se dit que des liens solides avaient été noués sur ce voilier.
Les regrets pourrissent la vie. Que faire? Cette histoire le ramenait en arrière. Mme Morerod vivait en arrière, évoquait l’histoire des familles. Lui aussi, il regardait en arrière. Mais il y avait un devant: Amanda, cette dame rencontrée il y avait deux ans lors de la disparition de son frère, Lucien Jolle, aussitôt perdue… Un monde suivi de regrets, d’amertume, d’attente. Pour commencer, regarder de côté. C’est un compromis, une sorte de spécialité helvétique. De côté, on voit un peu devant, un peu derrière. «Au final, c’est du présent qu’il s’agit», avait dit le vigneron avec sa sagesse toute terrienne. Cordey opina du chef en souriant.
Ils avaient donc été reçus à l’heure dite dans le vaste salon d’une prestigieuse demeure, rue des Granges à Genève, numéro pair. A peine un nom sur une plaque en laiton les avait renseignés. Un portail majestueux leur avait été ouvert, donnant sur une cour où stationnaient deux véhicules. A vue d’œil, la demeure imposante offrait plus de six cents mètres carrés habitables sur trois niveaux. Trois siècles les contemplaient.
Un employé de maison vint leur ouvrir et les précéda dans une vaste pièce donnant sur une terrasse offrant une vue magnifique sur le parc des Bastions. Le propriétaire ne tarda pas.
Parisod s’avança, contre toute attente. Il tendit une bouteille qu’il avait sortie de son sac à dos.
– C’est du mien, fit-il. Merci de nous recevoir. M. Cordey que voici a été sollicité par Mme Morerod, comme elle a dû vous l’annoncer.
– Mme Morerod m’a en effet appelé avant-hier. Nous étions bons amis. C’est le moins que je puisse faire, d’autant que j’ai ralenti mes activités. C’est une histoire ancienne. La police m’a interrogé à l’époque. Vous, M. Cordey, n’avez aucune fonction officielle, si je ne m’abuse?
– En effet. C’est une démarche purement privée.
Cordey se présenta comme un ancien inspecteur principal adjoint à la Police de sûreté. Mme Amanda Jolle l’accompagnait à titre amical et M. Paul Parisod, vigneron, navigateur et régatier, à titre privé.
– Brandy? Sherry? Vin blanc?
Le banquier les invita à s’asseoir et fit le service. Un verre à la main, il leur dit:
– Il m’a toujours semblé que cette histoire referait parler d’elle. Nous formions une équipe exceptionnelle. Que vous dire de plus? La disparition, l’absence de Jacques, a été une épreuve difficile.
Amanda avait commencé à boire à une extrémité de la pièce, observant depuis la haute fenêtre à carreaux la magnifique terrasse donnant sur le parc des Bastions. Un homme arriva, haut, mince, la tenue débraillée, l’air totalement absent.
– Un milliard d’événements ou d’éléments identiques. Aucune chance que ça ne se répète jamais! Jamais. Dans un milliard au carré de données identiques. Dans un milliard au carré de mondes identiques s’il est possible. Jamais. Jamais rien ne se reproduit.
– Je vous présente Louis Lanz, fit Edmond. Un équipier extraordinaire.
Cordey et Parisod se regardèrent.
– Il a vraiment régaté? demanda Cordey.
– S’il est possible dans le temps et dans l’espace… mais jamais la même touche. Rien sur des milliards de milliards de civilisations ne se répétera jamais, jamais.
Amanda posa son verre de sherry sur un guéridon et sourit à Cordey.
– En fait, plutôt bien. Dans son domaine c’était même le meilleur, fit Pictet.
Parisod s’était tu. Le fou n’était alors pas fou. Le vigneron se rappelait. Il était météorologue. Il savait. Il anticipait les airs à une risée, à un nuage. Il voyait la bascule là où tout le monde s’en éloignait. Il détectait un nuage avant même sa formation. Louis disait volontiers: «La météo a toujours raison, c’est plutôt l’heure et l’endroit qui se trompent.» C’était tout lui: un perfectionniste! Non: un visionnaire!
A SUIVRE…