Nouvelle rubrique – Un air de déjà vu – Vie quotidienne en temps de crise
1930 – 2020 quels rapprochements peut-on faire ?
Gil. Colliard | Hormis les dimanches sans voiture de 1956 et 1973, pour cause économique, la Suisse n’a pas connu de restrictions touchant à la vie de chacun depuis la seconde guerre mondiale. « Le Courrier » a donc fait appel à la mémoire de nos aînés pour tirer un parallèle entre hier et aujourd’hui.
Entre mobilisation et épizootie
Hélène Stauffer, née le 21 mai 1925, a accepté de témoigner, par téléphone, de la mobilisation de 1939 mais aussi d’une épidémie de fièvre aphteuse qui a dévasté le cheptel bovin cette même année et jusqu’en 1940. « J’avais 14 ans, cette année-là, j’étais la cinquième d’une famille de 6 enfants. Nous habitions à Bussy s/Morges, un petit village campagnard de 150 habitants à 6 km de Morges. Lors de l’épizootie de fièvre aphteuse, qu’on appelait la « surlangue », les enfants de notre village qui allaient à la « prim.sup* » et dont je faisais partie, ont été placés 2 mois d’hiver dans des familles à Apples où étaient notre classe, afin d’éviter les trajets. Personnellement, j’étais chez un architecte dont la fille était une amie d’école de mon âge, d’autres étaient chez le constructeur de la région. Les paysans refusaient de s’intéresser à ces enfants qui risquaient de contaminer leurs bêtes. C’était dur, nous étions 3 ou 4 élèves ensemble. On ne pouvait pas rentrer chez nous, même le week-end. Je me souviens que nous devions nous tremper les chaussures dans des bassines de liquide désinfectant pour aller à l’école afin d’éviter la propagation du virus particulièrement transmissible. C’était compliqué.
La gendarmerie était stricte et surveillait. Un jour ma sœur a oublié de se désinfecter les pieds et le gendarme est monté à la maison. Il n’a pas donné d’amende, mais elle a été sermonnée ».
Des restrictions alimentaires presque pour tous
L’alerte nonagénaire m’avoue avoir, le jour même de mon appel, fait part à son fils de sa sensation de revivre une atmosphère quelque peu semblable à l’époque de la mobilisation. « Les restrictions étaient surtout alimentaires. Nous avions des cartes de rationnement pour le sucre, la viande, la farine, l’huile, le vinaigre et bien d’autres denrées. Il ne fallait pas perdre les coupons. On complétait avec les pommes-de-terre et les légumes de notre potager. On mangeait à notre faim mais des plats simples et pas les meilleurs morceaux de viande. J’étais jeune, je subissaiscomme les autres mais l’approvisionnement n’était pas mon souci, c’était celui de maman. Les bals se déroulaient sous une lumière bleue pour éviter la visibilité ». De 16 ans à 17 ans, elle est placée dans une famille en Suisse allemande qui avait des moyens financiers et surtout un carnet d’adresses intéressantes. « Cette famille chez qui j’étais pour apprendre l’allemand, pouvait s’offrir une nourriture abondante. Elle avait ses contacts avec le boucher. Ils allaient de nuit avec un sac de montagne chercher 4 à 5 litres de lait chez le paysan, alors que nous n’étions que cinq personnes. Tant et si bien que j’avais pris 12 kg en 10 mois. Ce n’aurait pas été possible à la maison! Ces gens savait y faire » dit-elle. A 20 ans, lors d’un bal à Villars-sous-Yens, la jeune sténodactylo rencontre Samuel Stauffer de Puidoux. Ils se fréquenteront pendant quatre ans avant de se marier en 1949 et de voir grandir leurs deux fils dans leur petite maison des Thioleyres où l’achat d’un premier tracteur permit à Samuel de faire des travaux pour les paysans et de fil en aiguille, monter l’entreprise bien connue loin à la ronde dans le monde agricole. « Je suis dans ce village depuis 71 ans et j’ai travaillé au bureau jusqu’il y a deux ans, jusqu’au jour de mon malaise cardiaque » souligne-t-elle en concluant avec ces paroles pleines de sagesse et d’espoir : « Alors que nous étions obligés d’accepter les restrictions pendant la mobilisation, l’armistice a été pour tous une formidable source de joie. Quant à la « surlangue » je n’ai plus jamais entendu parler d’elle dans mon village. J’espère qu’il en sera de même pour ce coronavirus ! »
* Prim-sup. : primaire supérieure, ancienne voie générale scolaire