Le corps dans tous ses états dans la Collection de l’Art Brut
Pierre Jeanneret | La Collection de l’Art Brut, à Lausanne, présente une exposition thématique, dont les oeuvres sont tirées de ses trésors comprenant environ 70’000 pièces. Corps met en valeur 300 oeuvres de toute nature. Relevons que le choix a été opéré par un danseur, Gustavo Giacosa, c’est-à-dire par un artiste pour qui le corps et le mouvement sont au centre des émotions et des prestations scéniques. Le plaisir que le visiteur prend à cette visite tient notamment à l’extrême variété des matériaux (dessins, peintures, sculptures, photographies) et des expressions artistiques. Si certaines oeuvres présentent surtout un intérêt de caractère psychologique, voire psychanalytique, d’autres revêtent une réelle valeur esthétique. Rappelons que toutes les pièces ont été réalisées par des créatrices et créateurs échappant au monde des arts officiels et aux circuits commerciaux: marginaux, débiles mentaux, malades psychiques internés, prisonniers, travailleurs manuels parfois analphabètes, etc.
La sexualité – refoulée dans la vie réelle – est souvent au centre de leurs oeuvres. Parfois de manière très directe et crue, ce qui peut choquer certaines sensibilités. Parfois transposée, comme chez Sylvain Fusco qui, sur une toile de grand format, a créé une symphonie presque monochrome de nus féminins. Par la mise en évidence des poitrines opulentes et des organes génitaux, l’Art Brut rejoint les oeuvres les plus anciennes de l’art préhistorique lié aux rites de fécondité. Cette obsession de la sexualité peut être liée à des événements tragiques: avortée contre son gré, Emma Santos dessine des embryons. Chez Giovanni Galli, des aspects sado-masochistes – avec une domination féminine empreinte de cruauté – sont mis en avant. D’autres créateurs représentent les corps comme des machines et privilégient les formes géométriques.
On remarquera aussi les «sculptures» en chiffon ou poupées de Michel Nedjar aux formes monstrueuses ou qui rappellent les momies égyptiennes. Le mysticisme n’est pas absent de ce florilège. On le voit notamment dans les sortes d’icônes de Giovanni Battista Podestà, dont L’inferno rappelle un peu Jérôme Bosch et ses tortures des corps des damnés. Helga Sophia Goetze, elle, a créé de superbes broderies exaltant les grandes figures féminines des mythologies grecque ou nordique, ou encore celles de la Bible: hymne à la féminité et à la maternité. Et l’on retrouvera bien sûr nombre d’oeuvres d’Aloïse, amoureuse éperdue de l’empereur Guillaume II et internée le restant de sa vie, dont les corps féminins sublimés enchantent par leurs couleurs éclatantes où domine le rouge de la passion.
Au chapitre des curiosités, signalons la place faite aux tatouages, aujourd’hui banalement à la mode, mais qui dans le passé furent l’apanage des prisonniers et des forçats. A côté de nombreuses photos de corps partiellement ou totalement tatoués, l’exposition n’a pas craint de présenter des morceaux de peaux humaines prélevés sur des cadavres anonymes, en vue de leur identification, par l’Institut médico-légal de Genève! Il y a donc de grandes différences entre toutes ces créations, mais aussi des points communs caractéristiques de l’Art Brut: l’espace souvent totalement rempli, la répétition inlassable et quasi obsessionnelle d’un même objet ou d’une même figure humaine, les yeux exorbités, l’importance des mains et des chevelures, l’hyper-sexualisation des corps. Mais comme on l’a vu, à l’intérieur de ce cadre se déclinent des sensibilités, des formes et des styles fort différents, qui font la grande richesse de cette très belle exposition.