La mondialisation heureuse à l’épreuve des crises
Lena Lio, ancienne diplomate, ancienne députée au Grand Conseil vaudois | Au 8e siècle de notre ère, le grand maître chinois Jia Zhen fut invité à venir enseigner les préceptes du bouddhisme au Japon, où cette religion restait encore embryonnaire. En ce temps-là, une telle traversée était très dangereuse. Les risques de naufrage et de piraterie en auraient découragé plus d’un. Toutefois, le prince Nagoya tenait à s’assurer les services de Jia Zhen, qu’il réussit à convaincre par cette phrase restée célèbre : 山川异域 风月同天 – « Nos paysages sont différents, mais notre ciel est le même. » Dernièrement, cette même phrase fut imprimée sur les colis de masques de protection que le Japon a expédiés en Chine, pour faire face au coronavirus. « Nous vivons sous le même ciel », tel est le fondement de l’amitié sino-japonaise, malgré les atrocités commises durant différentes guerres. Changement de décor: l’Allemagne vient de bloquer la livraison de 240’000 masques de protection qui transitaient par ce pays, alors qu’ils avaient été commandés en Chine par la Confédération suisse, conduisant à une protestation de nos autorités auprès de l’ambassadeur d’Allemagne. La Suisse et l’Allemagne « ne vivent pas sous le même ciel ». Tel est l’effet pervers de l’engouement exclusif pour les technologies de pointe: nos jeunes ingénieurs rêvent de concevoir des satellites. Nos start-up se positionnent dans la compétition mondiale en développant des robots ultraperformants. Pourtant, dans la vie de tous les jours, nous n’utilisons pas souvent des robots ou des satellites, mais beaucoup plus fréquemment des casseroles et des pantoufles, made in China ; ou, en cas de crise sanitaire, des masques chirurgicaux. L’article 102 de la Constitution définit la mission de l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays (OFAE): assurer « l’approvisionnement du pays en biens et services de première nécessité afin de pouvoir faire face à (…) une grave pénurie. » Pour cela, l’OFAE élabore des stratégies de crise, fondées sur des ressources purement locales. Ainsi, durant longtemps, le vélo a été considéré comme un moyen de déplacement toujours disponible en Suisse, en cas de pénurie de carburant. Hélas ! Le vélo a dû être rayé de la liste : depuis une vingtaine d’années, il n’existe plus, dans notre pays, un seul fabricant de valves de chambres à air pour les vélos. Si vous avez besoin d’une horloge atomique qui varie d’une seconde en 30 millions d’années, pas de problème : vous pouvez la trouver en Suisse. Mais une valve de chambre à air, franchement… Qui donc, chez nous, aurait envie de fabriquer ça ?! Quand tout va bien, nous vivons tous « sous le même ciel » ; la globalisation des marchés permet de produire chaque chose là où les compétences sont les mieux adaptées et les coûts les plus bas. Mais qu’un misérable virus montre le bout de son ADN, et la vérité nous éclate à la figure: nous dépendons de l’étranger pour l’essentiel et nous ne maîtrisons plus notre destin.