Doit-on avoir peur de la Russie ?
par Laurent Vinatier | Ce qui se passe aujourd’hui en Crimée ressemble, à s’y méprendre, à un tragique «jeu du poulet», un modèle de conflit tout à fait sérieux inspiré du défi que se lancent deux pilotes s’engageant dans une course de collision: chacun fonce l’un vers l’autre, celui qui freine ou tourne le premier perd et se voit relégué au rang du volatile. En Ukraine, ni les Russes ni les Américains n’ont encore cédé; le 8 mars, les observateurs de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) essuient ainsi des tirs de sommation lorsqu’ils tentent pour la troisième fois d’entrer dans la péninsule. La Russie, par ailleurs, selon des médias indépendants, aurait posé des mines à cette nouvelle «frontière» ukrainienne. De l’autre côté, on commence à mettre en place des sanctions ciblées contre certains responsables russes, telles que le gel de leurs avoirs et des restrictions sur leurs déplacements.
Les contacts diplomatiques, réguliers, au plus haut niveau – Barack Obama et Vladimir Poutine se sont quand même parlés une heure et demie au téléphone il y a dix jours – ralentissent quelque peu le processus de crise, mais n’empêchent pas d’aiguiser les armes. La course en face-à-face a bel et bien commencé. Il n’y aura sans doute pas, cela dit, de confrontation directe, les oppositions se nouant principalement sur des théâtres de négociations annexes: en matière de commerce international, à propos de la Géorgie et de l’Iran. Personne a priori ne pourra physiquement empêcher la Russie de tenir militairement la Crimée. D’autant de toute façon que ses forces armées y étaient déjà stationnées et devaient y rester jusqu’en 2042 au nom d’un traité passé il y a quatre ans avec Viktor Ianoukovitch fraîchement élu. Sur le terrain, au fond rien n’a changé ni ne changera.
La Russie a encore une fois réussi un joli coup politique à un coût militaire quasiment nul: elle parvient à occuper une région d’un pays tiers, indépendant, sans l’envahir. Coup double peut-être si elle parvient aussi à geler le conflit afin de limiter les retours douloureux sur d’autres dossiers. C’est précisément ce à quoi elle s’emploie dans les corridors des chancelleries et des instances internationales dont elle est membre, usant successivement de menaces et d’initiatives de conciliation. Cette stratégie éprouvée ne correspond pas toutefois à une quelconque aisance géopolitique; elle s’avère plutôt être la conséquence de faiblesses structurelles que les gouvernements successifs depuis les tsars tentent de cacher: armée largement incompétente, non réformée, dépendances économiques vis-à-vis des ressources naturelles, gestion approximative. La Russie continue de faire illusion. Ceux qui voudraient lui répondre par la force remporteraient donc, vraisemblablement, une victoire facile. Seulement voilà, dans le doute on s’abstient.