Destinée (histoire vraie)
Roger Cachin | Depuis plus de cinquante-cinq ans je n’avais pas rencontré mon vieux copain Marius avec qui j’avais fréquenté la même école professionnelle. A l’époque, nous habitions deux villages voisins; ensemble nous suivions les mêmes études et nous empruntions le même train pour nous y rendre. Les dimanches soir, nous fréquentions les mêmes bals de campagne dans une totale insouciance. Nos esprits flambeurs nous conduisaient à commettre de belles incartades sans toutefois nuire à la continuation de nos apprentissages. Nos résultats restaient cependant à bonne distance de ce que nos parents étaient en droit d’attendre de deux garnements vigoureux mais peu studieux.
Un jour, Marius fut appelé au secrétariat de l’école au sujet d’une absence justifiée mais maladroitement signée de la main de sa mère…
(Un faux!)
Je fus également invité à présenter mon excuse écrite signée d’un parent… Je prétendais l’avoir égarée. Le secrétaire nous reçut avec un petit sourire en coin. C’était louche, peu crédible. Du haut de son incontestable autorité, il s’adressa à mon ami:
– Marius, j’ai consulté ton dossier; comment se fait-il que pour la troisième fois tu aies enterré ta grand-maman?
Sincères condoléances…
Puis il s’adressa à moi qui tremblais comme une feuille. A vrai dire, j’étais proche du fou rire et je n’osais pas regarder Marius.
– Alors Roger… Peux-tu m’expliquer ce que vous faisiez tous deux, ce jour-là, à quinze heures sur la plage d’Estavayer en charmante compagnie? On vous a vus, vous étiez à moto, naturellement sans permis de conduire et vous n’aviez pas une tête d’enterrement.
– Non Monsieur, dis-je timidement, mais l’enterrement avait eu lieu le matin!
Aujourd’hui, ces souvenirs ont une saveur particulière… C’est à peine si nous oserions les raconter à nos petits-enfants; ils peineraient à croire que leur honorable grand-père fut si mauvais élève coquin et margoulin.
Assis à la table d’un restaurant en compagnie de mon ami rencontré fortuitement nous évoquons sans regrets notre folle jeunesse. Et puis ce fut la création d’une famille, le travail enfin sérieux qui nous emporta dans le tourbillon de la vie… A l’heure du dessert, je ressentis une vive émotion, Marius m’avoua avoir perdu sa première épouse victime d’une maladie fatale… Une charmante jeune fille de son village que j’avais bien connue. Ce fut très difficile.
Marius se rendait régulièrement sur la tombe de la mère de ses enfants qu’il avait abondamment fleurie; il arrosait copieusement les fleurs ainsi que celles de la tombe voisine, en cas de besoin. Un jour il rencontra la veuve d’à côté qui le remercia pour sa gentille attention. Ce n’est que beaucoup plus tard que la dame fit poser une pierre tombale où figurait logiquement le nom de son défunt mari. Il avait travaillé dans la même entreprise où Marius avait été chef… Marius en fit part à la dame en noir et ce fut l’occasion de faire enfin plus ample connaissance… Quelques arrosages plus tard une sincère amitié lia les deux veufs. Aujourd’hui ils n’utilisent plus qu’un arrosoir, ils vivent ensemble, heureux sous le même toit, sans oublier leur premier amour qu’ils visitent régulièrement.