De l’esquisse à l’œuvre finale
Pierre Jeanneret | Lorsqu’on déguste le plat succulent d’un grand cuisinier, on oublie parfois qu’il a été précédé de nombreux essais et d’une longue préparation. Lorsqu’on lit une belle œuvre littéraire, pense-t-on au fait qu’elle est le résultat de manuscrits avec des ratures, des suppressions, des ajouts, des modifications? Il en va de même pour l’art visuel. Le tableau final – ou la sculpture – est le fruit de nombreux travaux préparatoires: croquis, dessins, esquisses. C’est tout l’intérêt de l’exposition lausannoise que de nous montrer cette genèse de l’œuvre définitive.
Mais parfois, ces esquisses sont restées sans lendemain. Un bel exemple en est fourni par les multiples projets du peintre vaudois Gustave Buchet (1888-1963), en vue d’une affiche pour les bas à varices Chambet. Il fallait bien gagner sa vie… Or, aucun de ceux-ci ne fut retenu. On retrouve dans plusieurs de ces esquisses l’adhésion de Buchet au Futurisme, un mouvement qui préconisait les formes géométriques, la vitesse, la modernité.
Plus loin, on découvrira de belles études d’arbres de Louis Ducros (1748-1810) pour ses tableaux italiens. Une curiosité: Ducros n’était pas très doué dans la représentation des personnages. Il se contentait donc de les esquisser, de les laisser en blanc et les faisait peindre par des collaborateurs! De Charles Gleyre (1806-1874), on verra les travaux préparatoires pour son tableau à sujet mythologique, Hercule et Omphale. Des études de têtes au crayon, très réalistes, d’Albert Anker (1831-1910) sont confrontées à l’une de ses huiles particulièrement réussies, Le secrétaire municipal. Notons en passant que l’exposition est aussi un moyen pour le Musée des Beaux-Arts de faire connaître quelques chefs-d’œuvre de sa collection, appelée à rejoindre le futur bâtiment de la place de la Gare.
François Bocion (1828-1890) a voulu représenter la fameuse Dispute de Lausanne, en 1536 dans la cathédrale, où les protestants l’emportèrent sur les catholiques, ce qui signifia le passage du Pays de Vaud à la Réforme. Mais le tableau n’eut pas le succès escompté, et Bocion se concentra sur ses magnifiques vues du lac Léman. L’exposition d’été du musée leur sera d’ailleurs consacrée.
On admirera les multiples études d’Ernest Biéler (1863-1948) pour son grand tableau symboliste, L’Eau mystérieuse, présent dans l’exposition. Des dessins et des travaux préparatoires en terre glaise et en plâtre témoignent aussi des recherches de quatre sculpteurs.
On l’a dit, l’exposition offre aussi l’occasion d’admirer quelques œuvres maîtresses de la collection lausannoise: signalons Le château Gaillard de Félix Vallotton (1865-1925) et deux admirables représentations de la Maloja, l’une en été, l’autre en hiver, par Giovanni Giacometti (1868-1933), le père du célèbre Alberto aux figures filiformes.
Enfin l’exposition présente un choix d’œuvres intimes, non destinées à être montrées au public. Alice Bailly (1872-1938) traduit dans ses aquarelles son coup de foudre pour le mécène Oskar Reinhart. Obsédé par la guerre, René Auberjonois (1872-1957) la symbolise par des scènes de corrida, comme Picasso, mais chez lui c’est toujours la victime – le taureau – qui l’emporte. Enfin Louis Soutter (1871-1942), placé contre son gré dans un hospice pour vieillards et invalides à Ballaigues, traduit ses violentes pulsions érotiques inassouvies par des dessins géniaux représentant des femmes dans des poses très sensuelles.
Voilà donc une exposition intéressante par son sujet – des travaux d’atelier à l’œuvre achevée – et esthétiquement plaisante, par l’occasion qu’elle nous offre de voir quelques œuvres magistrales.
« L’artiste à l’œuvre. Etudes et esquisses de la collection, 1780-1950», Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, jusqu’au 23 avril (entrée gratuite).