CinéDoc «La fureur de voir» – Manu, regarde la Grande Ours !
«La fureur de voir», un documentaire de Manuel von Stürler
Colette Ramsauer | Le film de Manuel von Stürler nous plonge dans l’univers de l’ophtalmologie, domaine dans lequel la recherche a fait d’immenses progrès et qui laisse les scientifiques face à de nouveaux défis. A ce jour, certains problèmes de vision ne trouvent pas de solution médicale ou chirurgicale. Certains malvoyants attendent beaucoup des avancées et se portent volontaires. D’autres moins confiants cherchent des manières de voir différemment. Universel, le sujet interpelle chacun de nous.
Une tache sur l’oeil
Atteint lui-même d’une maladie dégénérative de la rétine, le réalisateur prend la parole derrière la caméra, se livrant à un jeu de questions-réponses avec, entre autres interlocuteurs, Frédéric Chavane, neurobiologiste. Auprès de médecins et chercheurs à la pointe du progrès, il nous invite aux consultations et séances de recherche concernant son acuité visuelle. Manuel avait 8 ans lorsqu’il a vu sa mère en larmes après l’annonce que son fils serait aveugle à l’âge de 20 ans. Actuellement, diagnostics et thérapies sont plus précoces. Jadis, les enfants malvoyants souffraient de leur handicap à l’école principalement. Manuel se souvient de voir sur le tableau noir «comme des vers de terre», et d’une enseignante qui ne comprenait pas. Et lorsque son père lui demandait «Manu, regarde la Grande Ours!», il regardait dans une autre direction, une tache sur l’œil l’empêchant de voir autrement.
Les yeux du cœur
Après un premier long métrage livré à la nature «Hiver Nomade» porté par un succès international, le réalisateur cinquantenaire conscient de son risque de cécité, s’élance dans une quête de la signification de ce qu’est la perception visuelle. Il rencontre Catherine Le Clech devenue aveugle à l’âge de 37 ans. Un implant de rétine lui permet, grâce à des lunettes activées par une caméra, de percevoir des formes floues. Elle avance à petits pas, accompagnée d’un soignant, heureuse de cette renaissance de vue. Elle s’est portée volontaire à l’expérience. Il rencontre Kuthy Salvi. Elle avait 15 ans lorsqu’on son médecin lui a dit «bienvenue dans le noir». Elle voyage, écrit, aime la vie. Elle est devenue avocate. Nous revient alors le texte de St Exupéry «Et le Petit Prince ajouta: «Mais les yeux sont aveugles. Il faut chercher avec le cœur… le sable est couleur de miel. Pourquoi fallait-il que j’eusse de la peine.»
Apaisement
Le film débute sur une île du Pacifique où s’est rendu Manuel von Stürler. Il avait connaissance qu’à l’autre bout du monde, à Ponape, un autochtone sur dix souffre d’achromatopsie, pathologie se manifestant par une absence totale des couleurs. Pour conclure, alors qu’il renonce à une thérapie expérimentale, Manuel trouve l’apaisement à une séance d’hypnose chez le psychanalyste Gérard Salem. Séance s’offrant inévitablement aux spectateurs. Testez, cela en vaut la peine, comme le film mérite d’être vu.
La fureur de voir – Documentaire de Manuel von Stürler, Suisse, 2017, 85’, VF, 16/16 ans
Exposition à ne pas manquer
L’Asile des aveugles de Lausanne date de 1843. Son but d’emblée n’a pas été uniquement de soigner, mais aussi d’encadrer les malvoyants. Une vocation qui perdure. Aujourd’hui, la fondation gère l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin «Le vaisseau amiral», deux EMS, le Centre pédagogique pour élèves handicapés de la vue, et un service social de réadaptation. Elle compte 660 collaborateurs et bénéficie d’un partenariat académique avec le CHUV et l’UNIL. En 2017, on comptait 11’619 opérations et 75’379 consultations à l’hôpital Jules-Gonin. A l’Espace Arlaud, à Lausanne, «Visions» une exposition célébrant les 175 ans de la fondation, est à voir du 2 février au 8 avril 2018. Elle propose aussi un parcours didactique plein de surprises. L’entrée est gratuite. CR
Du théâtre au cinéma
Colette Ramsauer: Vous êtes musicien de profession, qu’est-ce qui vous a décidé à vous mettre à la réalisation de films? Et quelle place garde la musique dans votre vie?
Manuel von Stürler: «La photographie est un vieil amour. Etudiant en musique, j’ai même hésité à suivre une école de photographie. J’ai contribué en tant que musicien à plusieurs spectacles de théâtre, des créations ou le récit est important. Raconter des histoires, liées à ma passion pour l’image… tout naturellement le cinéma me convient à merveille. La place de la musique ne se situe pas seulement en tant que musique pure, mais telle une partition sonore qui participe pleinement au récit et aux émotions.»
CR: Vous êtes un père de famille qui ne «voit pas tout», comme votre fils vous le rappelle dans le film. Votre handicap a-t-il appris à vos proches à voir autrement?
MvS: «Je ne crois pas, mes proches ont toujours été en empathie, avide de questions sur ce que je vois. Aujourd’hui avec ce film, ils se rendent compte qu’il n’y avait pas de réponses possibles à leurs questions, et eux-mêmes se questionnent sur leur propre vision!»
CR: En suivant la transhumance dans «Hiver Nomade», votre premier film, les Romands ont voyagé dans des espaces qu’ils connaissent. Avec «La fureur de voir» vous les amenez en terre inconnue, un no man’s land pour ceux qui n’ont pas de problème de vue. Pensez-vous atteindre le même public?
MvS: «Je ne suis pas sûr d’atteindre le même public car «Hiver Nomade» est une sorte de western! Ce nouveau film est plutôt une enquête sur la compréhension de la différence – pour ne pas dire l’handicap – mais surtout un voyage dans le monde passionnant du processus visuel, un sens que nous utilisons à chaque instant mais que nous connaissons si mal. Prendre conscience de la richesse et la beauté de notre vision, intime et singulière, c’est l’ambition de ce film!» CR